Du temps qui passe en montagne
Un tour en montagne, à en croire les sportifs, ça se prépare tôt. La journée est courte, il faut la traverser le plus vite possible pour préserver la sueur et prévoir les imprévus. Le sportif ne vit qu’à un seul rythme de temps, celui de sa performance du jour. Il ne voit pas autour de lui les échelles de temps qui changent, se meuvent et ondoient au fil des étages, de l’altitude, de l’heure de la journée.
Un tour en montagne, ça commence nécessairement par le matin en bas, là où tout va très vite. Ça commence toujours par des fossés touffus, par des bruits de village, de route incessante. Du grand présent, finalement : comment faire abstraction du bruit des bâtiments ? du boulanger qui sort sa camionnette ? de l’enfant qui crie ? de la voiture qui passe ? Dans le fossé qui borde la route, on pourrait presque entendre les plantes crier et jouer des coudes pour atteindre la lumière. Les feuilles en éventail, la tige saillante, les pétales colorés et ouverts à qui de passage voudra bien visiter la fleur, ça ne chôme pas ! Il faut dire qu’elles ont peu de temps sur leur calendrier : elle ne sont vieilles que de quelques semaines, mais il n’en faudra encore que quelques autres pour qu’elles se dessèchent et ne se fassent emporter – avec leur descendance – par les courants d’air… quelques mètres plus loin. Même les arbres sont dans la course, alors qu’ils pourraient pourtant avoir la décence d’élever un peu leur rythme vers des échelles de temps plus longues. Regardez ces feuillus tout adolescents pleins de boutons, qui rapidement deviendront des fleurs – sommes-nous en mars ? Non, mais cette année les Prunus ont décidé que l’hiver était suffisamment chaud pour ne pas patienter. Quel bazar, sortons-en !
On rentre rapidement en forêt. Les plantes qui nous entourent se font plus vieilles, les coupes sont moins fréquentes, les hommes leur laissent plus de temps pour pousser. On y devient l’enfant. Les gros épicéas noirs deviennent les patriarches. Ils jettent une ombre épaisse et intimidante sur la forêt et seuls quelques petits sapins espiègles osent venir boire dans les trous de lumière. L’épicéa moyen dans les environs aura vu une ou deux de nos générations passer sous ses aiguilles, parfois un peu plus quand les forestiers sont particulièrement patients. Ils ont la décence de cacher leur émois intérieurs sous des aiguilles toujours vertes, et leurs ébats amoureux loin de nos regards ras-des-pâquerettes. On ne met pas son nez dans la vie sexuelle des vieilles gens.
Au fur et à mesure de la montée, la forêt s’éclaircit. Les arbres deviennent plus tortueux, plus rabougris. On pourrait croire que ces arbres meurtris par le vent dans la zone de combat sont plus jeunes : bien au contraire, ils sont en fait recourbés sur leurs nœuds comme un vieux sur sa canne. Il m’est arrivé de rencontrer un guide du Mercantour en quête de vieux arbres : il regardait avidement les crêtes en plissant des yeux à la recherche de vieilles souches encore feuillées. D’ailleurs, Mathusalem, le plus vieil arbre américain (4789 ans) n’est-il pas un pin Bristlecone torsadé et noué par le vent et le froid ? Pinus longaeva. Littéralement : le pin âgé. La taille ne fait plus l’âge à cette altitude, et certains atteignent le millier d’années sans dépasser la taille d’un grand enfant.
Passé le no man’s land de la zone de combat, la végétation se fait plus rase et les prairies alpines s’étendent sous nos pieds. Si un alpage à la belle saison fait apparaître ses milliers de bistortes et trèfles colorés (ci-dessous), il ne faut pas s’y méprendre : ce qui détermine leur agenda, c’est bien la neige (ou plutôt, son absence). C’est elle qui détermine le grand départ de la saison de croissance. On peut en lire une belle preuve sur le visage soucieux des scientifiques étudiant la végétation de montagne : passé les premières belles journées de mars, ils passeront leurs pauses à contempler la montagne pour regarder si la verdure s’extirpe de sa gaine de neige, inquiets de rater le grand départ de ces petites choses quantifiables qu’on appelle les végétaux. Heureusement, il y a une petite marge et le scientifique comme les gentianes ne sont pas à une semaine près.
En fait, beaucoup de ces petites plantes ne sont même pas à quelques mois près. Un hiver pluvieux ou un été pourri et la neige ne fondra pas cette année ? Aucun problème, les plantes savent attendre et sauter une ou deux saisons. La dernière des plantes à pousser en altitude est la Renoncule des glaciers (Ranunculus glacialis), qui est une oxymore en elle-même : à la fois une des plus patientes et à la fois la plus impatiente. La plus patiente, car ses graines sont toutes parées pour dormir quelques années avant de pouvoir rencontrer des conditions favorables. La plus impatiente, car ce sont les plus rapides des plantes alpines à la reproduction : feuilles-boutons-fleurs-graines, tout est plié en 8 semaines. Les autres plantes alpines ont en général besoin d’au moins une paire de semaines en plus. Passé les 3000 m, il faut aller vite avant que la température ne deviennent trop basse pour se développer, ou pire, que l’on finisse recouvert par le manteaux neigeux, la tête encore en fleurs…
Et au dessus ? Toute personne étant allée sur le sommet d’une montagne le sait, passée la vue spectaculaire, on se sent comme envahi par un sentiment de quiétude. Peut-être lié à ces montagnes dont l’âge nous dépasse : les Alpes sont jeunes pour les géologues. Elles n’ont que quelques dizaines de millions d’années… mais elles sont en même temps tellement plus vieilles que le plus vieil humain jamais apparu sur terre. De quoi relativiser le tumulte de la vie quotidienne. Il y a quand même une chose qui vit le même temps que nous à cette altitude: les glaciers. De fait, leur espérance de vie avoisine la nôtre: chaque année, ils reculent et nous assisterons probablement à leur fin.
Un tour en montagne, c’est l’occasion de rencontrer toutes ces choses qui vivent à différentes échelles de temps. Gardons en tête que la journée d’une épilobe n’est pas la même que celle d’un sapin, d’une bistorte ou d’une montagne. Des plus basses aux plus hautes altitudes, ces différents tempos s’enchevêtrent pour donner la nature que l’on rencontre, il suffit de les lire, de se laisser porter par les rapides, calmer par les plus lents et savoir apprécier maintenant ceux qui disparaitront plus tard.
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