Le mystère des orchidées albinos

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Cephalanthera damasonium dans sa tenue de tous les jours.

Aux oreilles des non-botanistes, le mot « orchidée » évoque souvent d’exotiques créatures aux mœurs exubérantes, une image relayée par les innombrables Phalaenopsis et autres Cymbidium vendues par les fleuristes. Pourtant, avec plus de 120 espèces, cette famille se rencontre facilement sur le territoire métropolitain. Beaucoup moins commun en revanche, certaines de ces orchidées dévoilent en de rares occasions un aspect étonnant de leur personnalité aux promeneurs chanceux. Une curiosité unique dans le monde végétal que le Saule vous invite à découvrir…

Prenons la Céphalanthère de Damas (Cephalanthera damasonium) ci-dessus, une orchidée de sous-bois qui ressemble à n’importe quelle plante. Sauf que, de temps en temps, émergent dans une population des individus pour le moins excentriques !

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Blanc-crème, l’intégral. Une petite révolution dans l’univers de la mode végétale.

Immaculé des pieds à la tête, on a ici affaire à un véritable albinos. Basta chlorophylla, le pigment officiel des prairies, forêts et autres écosystèmes à l’abondante verdure est étrangement absent… Le résultat est chez notre Céphalanthère, cet aspect fantomatique lui donnant l’air d’un esprit des bois (et ce n’est pas Montesquieu qui dirait le contraire). Chez d’autres espèces en revanche, l’absence de chlorophylle laisse le champ libre à d’autres pigments, notamment des anthocyanes, qui n’en attendent pas moins pour exprimer leur propre sensibilité chromatique. Le terme « albinos » n’est alors plus vraiment approprié. Voyez plutôt.

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Epipactis helleborine verte (à droite) et blanche. Les anthocyanes donnent à la tige cette couleur violet peu ordinaire.

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Epipactis pupurata classique, on peut déjà deviner ce qui se cache sous la chlorophylle…

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Epipactis purpurata, forme rosea. Éclatant délire pigmentaire !

Ces histoires de pigments ne sont pas sans rappeler ce qui se passe à l’automne dans les feuilles des arbres !

Tout cela est certes fort joli, mais, n’y a-t-il pas quelque chose qui vous chiffonne ? Sans chlorophylle, pas de photosynthèse, donc rien à se mettre sous la dent. En dehors de ces orchidées particulières, une mutation touchant à la synthèse de la chlorophylle est immédiatement létale, la plante étant incapable de se nourrir. Il y en a bien certaines comme les orobanches ou les cuscutes qui sont naturellement dépourvues de l’illustre pigment vert (ça ne vous rappelle rien ?), mais c’est le résultat d’un long processus évolutif, d’une spécialisation poussée vers un mode de vie parasite. Ici, nos orchidées sont vertes dans l’immense majorité des cas, faire de la photosynthèse constitue donc leur pain quotidien, et pourtant, lorsqu’il leur manque un maillon essentiel de cette réaction complexe, elle survivent et parviennent même à fleurir et à produire des graines. Alors ? Quel secret se cache derrière leur blancheur ?

La réponse va venir d’une autre orchidée de nos forêts : la Néottie nid d’oiseau (Neottia nidus-avis).

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Neottia nidus-avis, vu sa dégaine, on se doute qu’il y a entourloupe !

Comme les plantes parasites que nous évoquions, la Néottie est naturellement dépourvue de chlorophylle, on s’attendrait donc à retrouver chez cette orchidée un mode de vie similaire où la plante colonise les tissus des voisines pour en détourner la sève et ses précieux sucres. Sauf que, rien de tout cela chez la Néottie, ses racines charnues forment un entrelacs compact (lui ayant donné son nom) et ne vont pas s’immiscer dans l’intimité d’autrui. C’est même plutôt l’inverse ! Quand on y regarde de plus près (au microscope par exemple), on peut voir que les cellules des racines de la Néottie sont abondamment colonisées par des filaments de champignons. Il s’agit d’une association que l’on retrouve chez la grande majorité des plantes terrestres et que l’on appelle « mycorhize » (de myco : champignon et rhiza : racine). Le fonctionnement classique d’une mycorhize est le suivant : le champignon explore un grand volume de sol grâce à son mycélium (l’ensemble des filaments) et fournit à la plante de l’eau et des sels minéraux, la plante utilise ces ressources lors de la photosynthèse et le champignon récupère une partie des sucres ainsi produits. Un deal gagnant-gagnant en somme. Pourtant, nous l’avons vu, la Néottie ne s’embarrasse pas avec ces histoires de photosynthèse et ce n’est clairement pas chez elle que les champignons vont trouver pitance. Mieux vaut pour eux aller sonner chez des partenaires plus arrangeants, les arbres par exemple. Avec eux, pas de lézard, leur feuillage est une véritable usine à sucre, très gourmande en eau et en nutriments. Les champignons sont donc non seulement bienvenus, mais indispensables pour répondre à une telle demande, en témoignent la profusion de mycorhizes que l’on peut observer sur les racines des arbres.

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Ces jeunes fructifications d’amanite tue-mouches (Amanita muscaria), un champignon mycorhizien, se développent grâce aux sucres issues des arbres voisins.

Récapitulons, les arbres produisent des sucres par photosynthèse et en fournissent une partie à leurs partenaires souterrains : les champignons mycorhiziens. La Néottie forme elle aussi des mycorhizes avec ces mêmes champignons et récupère à son tour des sucres qu’elle utilise pour se développer. Est-ce que les champignons reçoivent quelque chose en échange ? Pour l’instant rien ne semble l’indiquer, mais la question est loin d’être tranchée !

Avec tout ça, le secret de nos orchidées mutantes est levé. Les albinos et autres raretés sans chlorophylle se nourrissent exactement comme la Néottie, elles extorquent sans concessions (en apparence du moins) leurs moyens de subsistance à de pauvres hères fongiques habitués à des voisins plus urbains. Et les individus « normaux », sous leurs airs d’honnêtes chlorobiontes, ne sont pas en reste ! Eux aussi prennent part à cet obscur racket. En effet, la plupart des orchidées chez lesquelles on retrouve des individus achlorophylliens sont des espèces de sous-bois où la luminosité est très faible et la photosynthèse peu efficace (plus sur les plantes de sous-bois). Elles compensent donc naturellement cette faible productivité grâce aux sucres qu’elles obtiennent de leurs champignons mycorhiziens, une stratégie mixte en quelque sorte, et un bel exemple d’adaptation à un milieu où la lumière est le principal facteur limitant.

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Epipactis purpurata lorgnant goulûment sur la chanterelle à ses pieds. Même si cette plante fait toujours un peu de photosynthèse, elle complémente ses besoins en sucres grâce aux champignons alentours. Crédit photo : Henri Mathé

En guise de conclusion, les champignons mycorhiziens, en s’associant à plusieurs partenaires, sont à l’origine d’un véritable réseau d’interactions. Bien que la majorité des organismes impliqués dans ce réseau soit dans la réciprocité (ils échangent une ressource contre une autre), certains aigrefins profitent de l’aubaine pour se livrer à quelques détournements de fonds. C’est le cas de nos orchidées ayant perdu leur capacité photosynthétique au gré de l’évolution (chez la Néottie) ou suite à un rare accident génétique (chez les Épipactis et les Céphalanthères « albinos »). Mais n’allez pas croire que les champignons sont condamnés à être les dindons chitineux de la farce, nombre d’entre eux peuvent aussi dans certains cas profiter du réseau mycorhizien sans pour autant en supporter les coûts. Comme souvent, ces relations à bénéfices réciproques sont instables et dynamiques. L’émergence de « tricheurs » qui en tirent parti sans payer le coût de la collaboration est quasiment inévitable car la survie et les capacités reproductrices de ces derniers sont alors meilleures. Néanmoins, trop de tricheurs et le système s’effondre… Des mécanismes limitant leur prolifération ont par conséquent accompagné l’évolution des réseaux mutualistes que l’on observe aujourd’hui et permis leur stabilité sur le long terme. Mais là il nous faudrait un autre article !